Recruter sans flair, former sans andragogie : la double impasse des entreprises
Les entreprises modernes se targuent de “culture”, d’“innovation RH” et d’“expériences collaborateur” sophistiquées. Mais derrière le vernis, leurs pratiques révèlent souvent une pauvreté criante : le recrutement repose sur des procédures passives, l’apprentissage sur des modèles éducatifs inadaptés. Deux symptômes d’une même maladie : la difficulté à penser et agir simplement et humainement.
Quand la gestion de flux remplace le regard
Les entreprises publient des annonces, trient des CV, organisent des entretiens interminables. Ce n’est pas du flair, ce n’est pas de l’intuition : c’est de la gestion de flux. Le scouting, pratique naturelle dans le sport ou la création artistique, est quasi absent : l’idée de repérer un talent avant qu’il ne se présente semble étrangère au monde de l’entreprise. Résultat : les organisations compensent leur manque de discernement par des ingénieries coûteuses – ATS, LinkedIn Recruiter, cabinets de chasse – comme si la multiplication des filtres pouvait remplacer la simplicité d’un regard.
L’intuition commence pourtant à être reconnue dans certains schémas de recrutement. Il existe même des écoles qui en font un axe central – la Heart Leadership University, ou encore les apports d’Isabelle Fontaine et de Kris Saint Ange en témoignent. Mais là encore, l’entreprise transforme l’intuition en modèle, en méthodologie empaquetée, toujours en retard sur l’humain. Le phénomène intuitif précède de loin ces captations institutionnelles : longtemps associé aux femmes et relégué dans une société misogyne, il a fallu un réveil culturel pour que l’on ose enfin écouter ces voix, ces perceptions, ces registres jusque-là considérés comme secondaires.
Ce déséquilibre s’inscrit dans une logique plus large : en matière de communication avec le réel, nos sociétés n’ont valorisé que l’émission. Monter sur scène, prendre la parole, occuper l’espace : voilà ce qui compte. Mais la réception – écouter, capter, percevoir – reste dans l’ombre. Les profils réceptifs sont minoritaires dans les représentations dominantes, alors même que s’y logent sensibilité et intuition. Or, la communication implique toujours deux pôles de présence, et si l’on élargit le cadre, elle engage aussi le vivant dans son entier.
Ces truismes jamais questionnés font que l’entreprise “se montre” et s’oblige à le faire, ajoutant ainsi du bruit à notre civilisation plus qu’elle n’est réellement trouvée. Le processus reste unilatéral, moins authentique. Or, comme dans une bibliothèque où l’on flâne sans savoir quel livre choisir, la découverte et la coïncidence font aussi partie du chemin.
Face à l’émergence de formes de fonctionnement atypiques, les mises à jour n’ont pas suivi. Le niveau scolaire demeure l’étalon, la déférence à l’expérience aussi — un véritable catch 22. Ces usages ont certes leur valeur, mais ils restent fermés à la polyvalence qui naît aujourd’hui, incapables d’accueillir des profils agiles sortant des cadres établis. C’est le cas de nombreux managers, informés mais rarement éclairés, au contact du réel mais enfermés dans les formes collectives de pensée.
Dans de nombreux domaines, l’acquisition rapide de compétences est désormais une réalité : des autodidactes, passionnés, capables d’apprendre en quelques mois ce qu’un cursus académique étale sur des années. Or, ce mouvement est encore largement ignoré. Les longues formations, bien qu’indispensables dans certains cas, résistent souvent à la polyvalence : elles renforcent l’intelligence scolaire mais freinent la complexité réelle de nos parcours. Une des différences entre les formations procédurières et celles moins éligibles au consensus, c’est que pour les secondes le contrôle des connaissances n’est pas recherché — mais dans les deux cas, seule la pratique permet d’engrammer la compétence comme active.
Former sans adulte
Autre paradoxe : les entreprises investissent massivement dans la formation continue, mais elles s’appuient encore sur des outils pédagogiques pensés pour les enfants. Or, depuis les années 1970, l’andragogie a montré que l’adulte n’apprend pas comme un élève standardisé : il possède déjà une expérience, cherche à comprendre le sens avant la méthode, et assimile mieux lorsqu’il est confronté à des situations concrètes. Ces principes sont connus, mais la plupart des dispositifs les ignorent encore, car les ingénieries de programme restent façonnées par des réflexes plus que par de la conscience.
Si par exemple vous postulez à un recrutement d’ingénierie de formation, vous aurez possiblement une batterie de tests à exécuter et un CV à justifier. Cette méthode classique a ses droits, elle peut convenir dans certains cas, mais le problème réside dans la non-démocratisation des alternatives. Un profil informé, doué et pratiquant hors des cadres reste souvent jugé “problématique”, faute d’entrer dans les cases prévues. La leçon est claire : ce n’est pas seulement dans l’implication que l’humain se développe, mais aussi lorsqu’il est dégagé et désintéressé qu’il est au plus juste avec lui-même. C’est là que se trouve la vraie richesse : dans la capacité à contribuer sans devoir se conformer à un moule préétabli.
Ce travers reflète une logique plus large : la société infantilise l’adulte – et l’adulte s’infantilise lui-même – dans un cercle vicieux où son libre arbitre n’est jamais pleinement reconnu. La différence est pourtant nette : l’enfant apprend par obligation, l’adulte par choix. Un enfant curieux apprend seul, mais on lui impose un cadre dont il est tributaire.
Or, l’andragogie insiste sur l’inverse : l’adulte apprend mieux quand son expérience est valorisée, quand il peut relier un savoir nouveau à ce qu’il vit déjà, quand il est invité à construire plutôt qu’à recevoir. Ce qui manque n’est pas une technologie de plus, mais une posture nouvelle : considérer l’adulte non comme un élève à combler, mais comme un acteur à stimuler.
Des pistes existent pourtant. La co-construction des contenus, les communautés d’apprentissage pair-à-pair, ou encore la reconnaissance des apprentissages informels en sont quelques exemples. Elles permettent de transformer la formation en espace d’expérimentation, plutôt qu’en simple transmission verticale.
C’est le même paradoxe que dans le recrutement : les discours sont modernes, les outils sophistiqués, mais la logique reste archaïque. L’entreprise prétend fonctionner en réseau mais continue de reproduire une pyramide hiérarchique maquillée (je pense au travail d’Hervé Sérieyx). Voilà plus de vingt ans que l’on annonce l’horizontalité des structures, plus de vingt ans que le télétravail est présenté comme une révolution, et il a fallu une crise mondiale pour qu’il devienne réalité. Là encore, l’innovation se déploie moins par conviction que par contrainte. Derrière les slogans, ce sont surtout les lenteurs et les blocages qui persistent — alors que la véritable agilité commence par un geste simple : reconnaître à chacun sa capacité d’apprendre et de contribuer autrement.
Un leadership sans inspiration
Le dernier maillon de cette chaîne est sans doute le plus sensible : celui du leadership. Dans l’entreprise, le mot est omniprésent. On en parle dans les séminaires, on en fait un objectif de carrière, on le plaque sur des fiches de poste. Mais un leadership véritable ne peut être inspirant que si la personne est elle-même inspirée. Et l’inspiration n’est pas un produit de l’entreprise : elle surgit ailleurs, dans la vie, dans le vivant, dans les rencontres. Elle est fluide, polymorphe, toujours en excès par rapport aux cadres qu’on voudrait lui imposer.
Trop souvent, on confond les personnes qui se mettent en avant – ou celles qu’on met en avant – avec celles qui ouvrent réellement une voie. Greta Thunberg en est un exemple frappant : elle incarne une mise en visibilité, plus qu’une avancée paradigmatique en soi. Être en avant n’est pas nécessairement être en avance. Avancer sur des sujets complexes exige autre chose : une vision, une action capable de déplacer un cadre, non pas une posture médiatique.
Dans cette confusion, l’expérience occupe une place ambivalente. Elle peut être un atout, car elle incarne un apprentissage durable, un ancrage dans le réel. Mais elle peut aussi devenir un frein lorsqu’elle se rigidifie en routine ou en autorité. Aujourd’hui, la rapidité avec laquelle les savoirs se renouvellent demande non pas que des formations (a-t-on déjà interrogé le mot lui-même ? entre donner une forme à un fond et l'intention de fond de formater) mais des clefs existentielles, des alignements plus complets. L’expérience n’est plus un capital figé, mais une matière vivante à remodeler. C’est précisément ce qui peut nourrir un leadership authentique : non pas répéter ce qui a déjà été fait, mais transformer en intuition les apprentissages accumulés.
Dans ce contexte, l’idée de “métier d’avenir” paraît désuète. L’avenir des métiers est par définition difficile à connaître : la plupart des emplois de demain n’existent pas encore aujourd’hui. Nous allons donc surtout créer des passerelles techniques, transférer des compétences acquises vers de nouveaux secteurs. Ce qui comptera, ce sera la méta-compétence : la capacité à traduire son savoir-faire dans un autre contexte que celui pour lequel il était initialement reconnu. Cette polyvalence-là est sans doute la véritable compétence d’avenir. À l’inverse, avoir géré des brebis pendant trente ans ne fait pas automatiquement de quelqu’un un entrepreneur — sauf à considérer l’humain comme un cheptel.
Deux notions clefs
Réseau : une organisation fluide où le centre circule, chacun pouvant occuper tour à tour une place centrale. Le réseau repose sur la réciprocité immédiate et rend toute duplicité difficile à maintenir.
Institution : une forme établie, lente à évoluer, souvent peu consciente d’elle-même. Elle intègre les changements après coup et transforme en “innovation” ce qui est déjà vécu ailleurs.
Conclusion. Recruter, former, diriger : sur chacun de ces terrains, l’entreprise s’enferme trop souvent dans des modèles étroits. Le recrutement privilégie les filtres plutôt que le flair, oubliant que l’intuition précède toujours les ingénieries coûteuses. La formation applique encore des recettes scolaires, ignorant que l’adulte apprend en résonance avec son vécu. Le leadership, enfin, confond visibilité et vision, quand il devrait incarner la fluidité du réseau et l’inspiration vivante.
Ces trois angles dessinent un même constat : nos organisations valorisent la répétition au détriment de la réceptivité, l’outil au détriment du regard, la posture au détriment de l’inspiration. Or, dans un monde où les savoirs se renouvellent en quelques années, l’expérience n’est plus un capital figé mais une matière à remodeler. Sa valeur ne réside pas seulement dans la durée, mais dans sa capacité à se transformer en intuition, en discernement, en ouverture.
Reconnaître cette relativité de l’expérience n’est pas une menace, mais une chance : celle d’accepter l’humain dans sa pleine plasticité, sa créativité et sa puissance d’adaptation. L’avenir n’est pas d’inventer de nouveaux carcans, mais de créer les conditions où les talents, les apprentissages et les visions peuvent circuler plus librement. C’est là que se trouve, peut-être, le véritable rôle de nos collectifs : non pas contraindre, mais accompagner l’émergence.