L’avenir curé du médecin

Pendant longtemps, le médecin a tenu la place du prêtre : la blouse blanche a succédé à la soutane, le cabinet à la sacristie. Dans une société désenchantée, il est devenu le dernier curé, dépositaire d’une parole sur la vie, la mort et le sens du mal. Mais cette figure vacille : la foi médicale, devenue religion d’État, se fissure — non par rejet de la science, mais par excès de croyance. Nous découvrons que la médecine, elle aussi, a ses dogmes ; et certains s’effondrent.

Partie I — La fin du sacré médical

Au début du XXe siècle, jusque dans les années suivant la Seconde Guerre mondiale, trois figures paternelles tenaient lieu de marqueurs sociaux forts : le médecin, le prêtre et le professeur. L’un détenait la clef de la guérison, l’autre de l’au-delà et le troisième du savoir. Ces figures d’autorité, suite à l’évolution des sociétés humaines et de leurs mentalités, n’ont plus la place qu’autrefois nous leur réservions. Ce texte vise à montrer que si nous avons assimilé intellectuellement certains de ces changements, l’inconscient, dans la pratique, continue de se référer à des modes de consommation qui ne sont plus adaptés à ce que les personnes vivent réellement.

Des pratiques médiévales à la modernité

Au Moyen Âge, les hôpitaux — œuvres charitables à vocation religieuse — mêlaient étroitement soin et foi : une médecine encore fruste sur le plan rationnel, mais dense spirituellement, où guérir relevait aussi du salut.

La Révolution française rompt les cadres symboliques : selon la maxime d’Auguste Comte, « on ne détruit que ce qu’on remplace ». En se purifiant du religieux sans lui substituer un sens partagé, la médecine moderne a perdu une part du sacré qui habitait l’acte de soigner.

Au début du XXe siècle, le médecin conserve une aura spirituelle ; dans de nombreux hôpitaux, prière et soin s’entremêlent. L’avènement de la pratique expérimentale et des progrès technico-rationnels a peu à peu dissipé l’aveuglement des croyances anciennes. Pourtant, en chassant le religieux, la raison a parfois oublié qu’elle portait elle aussi sa propre foi : celle du mesurable, du maîtrisable, du vérifiable. Maintenir un lien lucide et informé avec la dimension spirituelle ne contredit pas la rationalité ; cela la libère de son déni de croyance et lui rend sa profondeur humaine.

L’ancien agencement symbolique s’est effondré, mais l’inconscient collectif en garde l’empreinte. Nous continuons d’agir comme si prêtre, médecin et professeur détenaient encore une autorité intacte. C’est ce résidu d’ancienne sacralité qui maintient le médecin dans la posture du curé moderne : figure que la raison a déchue, mais que le psychisme continue d’investir.

La croyance en la toute-puissance médicale

Deux siècles d’optimisme ont fait croire à une réparation intégrale du corps-machine. L’héritage cartésien a façonné une vision de l’humain comme mécanique complexe : un assemblage de pièces à diagnostiquer, à calibrer, à réparer. Cette approche a permis des avancées spectaculaires — chirurgie, imagerie, transplantation — mais au prix d’une réduction du vivant à ses fonctions mesurables. En séparant le corps et l’esprit, elle a produit un schisme anti-médical : celui d’un soin qui ne soigne plus le sujet, mais son organisme.

Le médecin moderne, héritier de ce paradigme, devient technicien du probable : il calcule, quantifie, prévoit. Or, le réel résiste : maladies chroniques, troubles psychosomatiques, pathologies sans cause visible rappellent que la vie excède la logique. Ce désenchantement ouvre la voie d’un autre soin, où la conscience du lien psyché-corps redevient centrale.

Sous le vernis rationnel, subsiste pourtant une magie sociale : la blouse blanche agit comme un talisman, le protocole comme un rituel, l’ordonnance comme une formule. L’enchantement n’a pas disparu ; il s’est mué en contrôle que l’on croit neutre. Tant que la croyance tenait, le système fonctionnait ; aujourd’hui, la foi aveugle cède la place à l’exigence de conscience.

Partie II — Le système social et les nouvelles responsabilités

Le modèle français : solidarité, dette et culpabilité

Notre système repose sur une idée noble : la santé comme bien commun. Mais cette solidarité charrie aussi un imaginaire. L’endettement des caisses tient à des causes objectives (surmédicalisation, inflation pharmaceutique, vieillissement…), et à des raisons psychiques : une solidarité inconsciente où la maladie donne parfois accès à la reconnaissance, à la compassion, à la permission d’exister.

Ainsi, la dette n’est pas qu’un fait économique : elle exprime aussi une culpabilité collective. En «prenant en charge» les individus, le système rejoue à grande échelle un mécanisme d’absolution inconsciente. Cette différence d’imaginaire du soin se retrouve dans la comparaison entre modèles : souvent décrié pour ses coûts, le modèle américain repose sur une logique plus responsabilisante ; là-bas, le patient est acteur, s’informe, choisit, s’implique. En France, la gratuité apparente entretient parfois une posture d’attente, une délégation symbolique de la responsabilité. Deux inconscients collectifs se dessinent : celui de l’autonomie et celui de la dépendance.

Le médecin de demain : à côté, non face à

Le médecin de demain ne « détient » plus ; il partage. Non plus face à nous, mais à côté de nous : «voyons ensemble ce que cela veut dire». La médecine redevient relation et espace de sens ; le soin, un dialogue entre conscience et vie.

Ce déplacement de posture ne concerne pas que le corps médical : il s’inscrit dans une transformation plus vaste des figures d’autorité. À mesure que l’individu devient plus informé, plus autonome et plus participatif, le pouvoir vertical cède la place à des formes de co-responsabilité. L’autorité n’est plus celle qui impose, mais celle qui accompagne — non dans le savoir absolu, mais dans la capacité à orienter.

Le praticien n’est plus le gardien d’un temple inaccessible, mais le compagnon d’un chemin de compréhension. L’époque du patient passif touche à sa fin : celui qui consulte n’est plus un illettré médical, mais un être éduqué, curieux, parfois saturé d’informations, cherchant à relier ses données à son vécu. Le rôle du médecin devient alors de mettre en cohérence cette abondance de savoirs avec la singularité de la personne.

Dans cette configuration, la relation thérapeutique n’oppose plus l’expert et le profane, mais associe deux consciences en quête d’équilibre. L’écoute, la clarté du langage, la culture et la co-décision deviennent les nouveaux instruments du soin. L’avenir de la médecine se joue ici : dans sa capacité à redevenir un art du lien, et non une administration du vivant.

Conclusion

L’avenir curé du médecin, c’est l’effacement de l’autorité sacrée et la renaissance de l’accompagnant du vivant. Savoir quelque chose n'est plus si important et cela peut dans certains contextes apparaitre comme surcoté. Il ne s’agit plus de croire au médecin, mais de croire de manière informée. Quand la médecine cessera d’être une religion, elle redeviendra un art du vivant.